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Erik Verhagen Laurent Proux : une iconographie indemne de l’art
Cela fait plusieurs années que Laurent Proux a jeté son dévolu sur un champ iconographique, se résumant essentiellement à des espaces d’activités (bureaux, entrepôts, lieux de stockage et de maintenance) et de services (taxiphones), inusité dans la peinture contemporaine. Jusqu’à l’avènement de ce que l’on pourrait appeler le capitalisme tardif, le médium pictural avait su pourtant se montrer perméable aux propriétés et mutations du monde du travail, témoignant d’un intérêt aussi bien pour les secteurs de l’agriculture que de l’industrie. Le passage de cette dernière à un processus synonyme d’informatisation, pour reprendre le terme employé par Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire1, marque de toute évidence la dévaluation d’une forme de visibilité, la peinture étant pour ainsi dire, contrairement au cinéma, dans l’incapacité de saisir la nature « dématérialisée » d’une économie de services. Sans doute, Proux est-il parti de ce constat d’échec pour développer un propos dont le but n’est pas de documenter, du moins pas exclusivement, les univers dépeints mais d’instrumentaliser ceux-ci à une fin spécifiquement picturale. On en veut pour preuve que les différents espaces représentés sont désolidarisés de toute présence humaine qui pourrait donner un semblant de légitimité à une captation soucieuse d’accentuer les ressorts économiques ou sociologiques inhérents à tel ou tel lieu d’activité. Malcolm Morley, peintre auquel on serait tenté de comparer Proux, a déclaré un jour qu’il était dans les années 1960 à la recherche d’« une iconographie indemne de l’art »2 afin de pouvoir développer, sans entraves, un propos tout aussi pictural. Le peintre d’origine britannique avait su dans cette perspective s’approprier des cartes postales, brochures touristiques et autres photographies imprimées avant de les transférer, via sa technique photoréaliste, sur toiles. Les motifs, quels qu’ils soient, lui importaient cependant peu, du moment que ceux-ci, selon la formule de Jean-Claude Lebensztejn, n’avaient pas été « touchés » par l’art. 40 ans après, Proux nous démontre que de tels territoires vierges existent encore et ce en dépit du fait, comme nous le rappelle fort opportunément Thomas Demand « qu’il y a aujourd’hui plus d’images dans le monde que de réalité même »3. Les taxiphones et autres callshops sont au coeur de l’univers si singulier de Proux. Ces lieux, principalement fréquentés par des immigrés en mal du pays constituent des univers peu spectaculaires et étouffants. Les espaces exigus y sont optimisés par des cabines jouxtées offrant une surface d’intimité réduite à l’essentiel. Deux ou trois ordinateurs avec un accès à Internet et un comptoir les complètent. Si ces données sont relativement anecdotiques, la neutralité de ces lieux correspond néanmoins aux attentes de l’artiste, soucieux, dans une optique somme toute « minimaliste », de ne pas exprimer une quelconque forme d’empathie avec les motifs appropriés. A l’image de l’usage que peuvent en faire ses utilisateurs, les taxiphones sont aux yeux de Proux des motifs transitoires. Ils ne suscitent aucun attachement et ne sont, une fois relayés par la photographie, que « pure » image, rappelant en cela le fameux et discutable credo richtérien. La photo, affirmait le peintre allemand en 1972, « n’avait aucun style, aucune composition, elle ne jugeait pas, elle me libérait de mes expériences personnelles. D’emblée, elle n’avait rien, c’était une image à l’état pur. Voilà pourquoi je désirais l’avoir, la montrer, non pas pour l’utilisation comme support de la peinture, mais pour me servir de la peinture comme moyen photographique »4. Maintenir une tension entre les polarités abstraite et figurative, tel est, ces dernières années, l’objectif affiché par Proux. Ceci vaut pour certains Taxiphones qui s’attachent, via les représentations de vitres, à provoquer des jeux de transparence et d’opacité. Mais aussi pour la série des offres et demandes de 2009/2010 et des graffitis (2011) où l’artiste fait tout particulièrement ressortir cette tension. Quant aux peintures réalisées à partir de photographies de salles stockant des données informatiques, elles exacerbent les effets de matières, de miroitements et de reflets. La résidence effectuée par Proux à Leipzig en 2011 lui a permis de consolider cette approche et de renégocier par la même occasion sa pratique picturale en la plaçant sous le signe d’une incontestable discontinuité. Effectivement, si thématiquement parlant quelques réalisations récentes (0X0) évoquent des séries antérieures, le traitement qui leur échoit relève désormais d’une conception ouvertement « catastrophique » (au sens où l’entend Lebensztejn à propos de Morley), se traduisant par une accentuation encore plus prononcée qu’elle ne l’était des qualités picturales. Proux parle dans un statement d’une altération (des motifs) par la « matérialité de la peinture ». Traits déliés, superpositions de couches, empâtements, floutages, aberrations (par exemple dans la série Chaine de production). Autant de possibilités exploitées par l’artiste dans l’optique d’emprunter une voie correspondant à cet entre-deux entre figuration et abstraction. Et si le lien, tenu et fragile, à l’extériorité est maintenu, les motifs s’avèrent par moments peu, voire pas identifiables, seuls les titres (à l’image de Briques) permettant in fine de les extirper d’une condition résolument abstraite. D’autres (Gelb und Schwarz) semblent s’accommoder d’une telle condition et ce quand bien même il est fort à parier que ledit lien est toujours opérationnel. Car quel que soit le degré d’« altération », l’artiste est non seulement attentif aux choix iconographiques qui sous-tendent son travail mais surtout à la recherche de motifs relevant de frontières (entre espaces privé et public), limites et seuils. Proux est de toute évidence conscient que les enjeux contemporains de la peinture sont également de l’ordre du limitrophe. Et qu’au lieu de plaider en faveur de l’un ou l’autre territoire, il convient d’en interroger les confins.
1. Michael Hardt & Antonio Negri, Empire, Exils, 2000 pour la traduction française. 2. Malcolm Morley cité dans Jean-Claude Lebensztejn, Malcolm Morley, Genève, MAMCO, 2002, p. 27. 3. Thomas Demand cité dans François Quintin, « There is no innocent room » dans Thomas Demand, catalogue de l’exposition de la Fondation Cartier, Paris, 2000, p. 53. 4. Gerhard Richter, entretien avec Rolf Schön, 1972 dans Gerhard Richter, Textes, Dijon, Presses du Réel, 1995 pour la traduction française, p. 57 (édition 1999). |