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Julien Dunoyer -

Paresse des machines

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Le monde industriel est ici le dénominateur commun utilisé par Laurent Proux pour la production de ces toiles. Ainsi, deux procédures issues du monde du travail ouvrent le champ de la peinture : le montage et le stockage. Néanmoins, les paysages industriels retranscrits par le coup de pinceau ne nous montrent en rien la capacité de l’un ou de l’autre à s’abîmer en l’un ou en l’autre. La peinture et l’industrie ne sont aucunement présentées comme des espaces aux membranes poreuses capables d’origines communes, mais peut-être plus comme deux champs où un « faire » pourrait intervenir, celui de la machine et celui du peintre nullement équivalents néanmoins. La peinture résiste alors à une lecture cybernétique, la machine comme modélisation cognitive de l’Homme, ou à une démarche robotique, la machine prise dans un devenir humain. En somme, le process de l’œuvre n’est ni imitatif ni généalogique, en ce que le faire artistique ne singe pas celui de l’appareil et inversement, et se présente moins comme l’antériorité séculaire d’un geste sur l’autre mais plus comme une synchronie des deux. Le jeu revient alors à rendre concomitants des éléments hétérogènes, dont la conséquence sera de désunifier la structure du tableau, et non d’insérer de façon unitaire des objets susceptibles d’intégrer et d’élargir l’horizon pictural.

Ainsi, l’utilisation de la photographie numérique dans Stock joue un rôle perturbateur de la matérialité de la peinture, mais provoque aussi l’éclatement de configurations temporelles linéaires. La présentation à gauche du cliché d’un stade préalable de la peinture, les rayonnages pas encore remplis de leurs stocks, et à droite ce même pan de peinture désormais recouvert de la représentation des marchandises posent un problème temporel insoluble si nous le pensons en des termes linéaires. D’abord nous pouvons remarquer que l’acte de recouvrement le plus net, le tirage numérique marouflé sur la toile, nous renvoie irrémédiablement à un stade que nous pourrions considérer comme originaire du point de vue de l’image. Cependant la re-codification, le changement de support et le renversement en miroir de la figure en font une représentation perçue à travers trop de filtres déjà pour être réellement considérée comme un stade premier. D’une autre façon, si les premières touches subsistent dans la partie de droite, ces dernières se perdent dans les strates de peinture : d’un point de vue temporel, les deux versants de la pièce sont tous deux aussi fictionnelles l’un que l’autre. Plutôt qu’une dynamique diachronique donnée à l’œuvre, il s’agit bien d’un mouvement synchronique où le temps serait sujet à complication, mis sens dessus-dessous.

Le cliché numérique faisait aussi son apparition dans Chaîne de montage 2, où se trouvait ici répété au premier plan le bois aggloméré de l’arrière-plan, avec sa cohorte d’anamorphoses, de changement d’échelle et de densités chromatiques imposées par le point de vue de l’appareil et son encodage numérique. En effet, les mises en abîme successives que nous fournissent les reproductions insérées à l’image ne peuvent être pensées dans une simple dichotomie opposant l’original et la copie. Ce que posent de telles représentations, se sont des ruptures de points de fuite et de qualités matérielles, et par conséquent elles énoncent des écarts, des jeux de distances et des réorganisations topographiques en sa surface. Ces déplacements physiques, pour l’auteur comme pour le spectateur, sont aussi des redéploiements dans l’ordre des perceptions et des idées ; une manière répétée et chaque fois renouvelée, de démonter, comprendre et faire signifier un objet. La temporalité ne se fait donc plus ici sur un mode linéaire, mais dans un redéploiement spatial des événements à la surface de la toile.

En surface, mais aussi en profondeur devrais-je dire. Tout médium impose une forme spécifique de pérégrination à la vision : la planéité et le lisse du numérique ramenant l’image en un pan ; les strates de peinture résolument tournées vers les profondeurs chtoniennes du tableau. Nous comprenons bien en cela que toute notion d’origine serait vaine dans une telle représentation. L’espace pictural ne se distribue pas à partir ou depuis un point fixe, ni d’ailleurs à travers une manière. Il faudrait ici substituer à la notion d’origine celle d’événement pris dans un devenir, une intensité qui toujours raterait l’objet de sa contemplation, où l’événement serait une trace, celle du travail de la machine ainsi que celle du geste du peintre. L’expérience artistique se fait donc sur un mode de déconstruction/reconstruction pareil au montage cinématographique.


Julien Dunoyer